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La réponse au problème sociétal de la pérennité de nos terres

La réponse au problème sociétal de la pérennité de nos terres

Au premier regard, avec la popularité des marchés d’été, de l’alimentation locale et de cette vague de nouveaux entrepreneurs agricoles, on pourrait penser que tout va pour le mieux pour le milieu paysan. Mais une lettre de Stéphanie Wang de la ferme Le Rizen, récente lauréate du Laurier de productrice de l’année, sonne l’alarme.

C’est le cri du cœur d’une maraîchère biologique, mais aussi d’une sociologue qui s’inquiète de la pérennité de nos terres agricoles et de celles des producteurs, dans la mesure où nous avons franchi le point de bascule ou les revenus d’un producteur ne suffiront plus à rembourser l’achat d’une terre au cours de sa vie de travail.

Agro-tourisme, école à la ferme, camps de jour, concerts, tables fermières, les producteurs besognent à se diversifier mais la raison principale qui sous-tend ces actions demeure le besoin de générer plus de revenus. L’agriculteur doit aussi se faire équilibriste pour arriver à demeurer dans le cadre de la loi protégeant le territoire agricole administré par la CPTAQ, loi qui impose un plafond aux revenus touristiques.

Selon des données compilées par Financement agricole Canada, la valeur moyenne des terres agricoles a bondi de 248 % au cours des 10 dernières années. Par exemple, en 2022, le prix d’un hectare en Montérégie se situait à environ 48,000$. Il y a toujours beaucoup de demandes, et peu de terrains disponibles pour la vente, ce qui invite à la surenchère et la spéculation. De plus en plus de non-agriculteurs possèdent des terres agricoles, et selon cet article de Radio-Canada, le gouvernement du Québec ne connaîtrait même pas les chiffres correspondant à ce mouvement.

Comment faire alors pour protéger les terres qui nous nourrissent, alors que plusieurs terres agricoles sont soustraites à chaque jour de leur fonction nourricière probablement à jamais? Il y a là un réel danger pour notre souveraineté alimentaire et les solutions devront être nombreuses pour répondre à la taille du problème, mais un modèle en particulier existe pour assurer la pérennité d’une terre, les FUSA (Fiducie d’utilité sociale agroécologique).

Protéger nos terres agricoles grâce aux FUSA

Hubert Lavallée préside Protec-Terre,  un organisme de bienfaisance enregistré qui propose les ressources pour accompagner les producteurs désirant créer une FUSA et protéger ainsi leur terre à perpétuité. Sa mission est la préservation et la protection écologique d’une terre pour les générations suivantes et pour en faire bénéficier les communautés. C’est un outil de préservation à perpétuité d’une terre agricole et de son caractère patrimonial (agricole, écologique, historique, communautaire, même les paysages peuvent être protégés comme cela se fait déjà en Suisse.). Cette vidéo résume bien ce qu’est une FUSA.

Comment ça fonctionne? La terre déposée dans une FUSA n’appartient plus à personne. Elle devient un bien d’affectation, c’est-à-dire qu’elle n’existe que pour l’accomplissement de son affectation (sa mission) et est administrée par le conseil des fiduciaires. Le producteur peut devenir par exemple propriétaire superficiaire avec une entente protégeant ses investissements et son entreprise. Protec-Terre travaille de pair en services complémentaires avec l’organisme Arterre, qui lui offre un accompagnement facilitant les jumelages entre aspirants-agriculteurs et propriétaires. Chaque MRC membre du réseau offre les services d’un agent de maillage.

Protec-Terre aimerait proposer la création d’un fonds fiscalisé à l’image par exemple d’un Fonds de travailleurs comme la FTQ, dont le rendement ne serait pas celui d’une gazelle mais représenterait une proposition d’investissement correspondant mieux aux valeurs et besoins de notre société.

Le bel exemple de la France

La France le fait déjà avec l’organisme Terre de Liens, qui s’appuie sur une dynamique associative et citoyenne permettant d’acquérir des terres agricoles, d’installer une nouvelle génération paysanne sur des fermes en agriculture biologique. Ces lieux recréent du lien entre paysans et citoyens, tout en favorisant la biodiversité et le respect des sols. Depuis 20 ans, Terre de Liens a contribué à protéger 330 fermes, avec 9700 hectares de terre transmise, 4400 membres et 1400 bénévoles. Une provision dans la fiscalité française aurait permis de démarrer le projet de protection des terres avec un financement soutenu dès le départ, les fonds demeurant toujours le nerf de la guerre, de là l’importance d’une implication politique et sociétale. L’organisation Access To Land dont Terre de Liens fait partie porte une mission semblable mais cette fois à travers toute l’Europe.

Reste à convaincre nos politiciens, car il y a 15 ans déjà était publié le rapport Pronovost suivant la Commission sur l’avenir de l’agriculture et de l’agroalimentaire québécois, et peu de mouvements significatifs semblent être survenus malgré leur nécessité.

Selon ce reportage de La Semaine verte qui fait une mise à jour sur ce rapport, 40% du territoire ne serait toujours pas en culture, on parle donc de territoire zoné vert qui ne produit plus de nourriture.

Le temps de changer les choses

Pour Hubert Lavallée, il faut faire le saut d’un modèle individualiste à collectif, car les terres agricoles sont un bien commun qui ne devrait pas servir à enrichir des individus ou des banques. Il faut accentuer le travail au niveau sociétal, soit rebâtir des liens de solidarité entre les producteurs et les consommateurs, mais aussi avec toute la société puisque notre alimentation touche absolument tout le monde. À l’image de la culture autochtone qui œuvrait pour les 7 générations suivantes, il serait temps de se remettre au service de la terre-mère plutôt que de vouloir la posséder. Un changement de culture important s’impose.

Il arrive de voir sur nos fils de nouvelles de médias sociaux une ferme environnante qui demande de l’aide ponctuelle pour une journée de récolte, en échange de légumes par exemple. Retour à une économie circulaire où l’argent est retirée de l’équation tout en permettant de créer avec le temps des relations de proximité et d’amitié avec les producteurs qui nous nourrissent.

S’ensuit le développement d’une empathie et d’une réelle connaissance de la réalité de nos petites fermes, de leurs besoins, leurs embûches, mais aussi les bénéfices de les avoir tout près. Et quel bonheur de pouvoir se joindre à eux pour des célébrations, et partager ces vivres nourrissants produits avec amour et soin.  Et de ferme en ferme, c’est toute notre chaîne d’approvisionnement qui se crée avec le temps.

Pour Stéphanie Wang, sa lettre très médiatisée a servi à rassembler un réseau de gens intéressés à changer les choses et elle m’indique qu’un évènement est à venir en février 2024 avec les acteurs du milieu pour pouvoir aller plus en profondeur dans ce dossier, pour explorer ce qui fonctionne tout en identifiant les obstacles. Surveillez la section « politique » du site du Rizen, leur implication est toujours pertinente, de même que celle de Les Cocagnes, ce projet tout spécial de ferme collective agroécologique qui héberge la ferme le Rizen entre autres en location.

La table champêtre des Cocagnes

S’impliquer dans la pérennisation de nos terres

Et pour ceux qui réfléchissent à la pérennité de leur terre, Hubert Lavallée précise que le bon déroulement de la création d’une FUSA dépend de beaucoup de facteurs, dont les levées de fonds ou le mécanisme de financement choisi, et que cela peut prendre en termes d’échéancier entre 1 an et demi et 3-4 ans probablement. Plus le réseau de gens intéressés est grand, meilleures sont les chances de succès. Il suggère d’approcher les organismes, commerces, et gens des municipalités puisqu’il faudra se doter de fiduciaires pour ensuite administrer la fiducie.  En souhaitant qu’un jour proche, ceux qui désirent créer des FUSA soient les premiers à bénéficier d’une aide gouvernementale puisque c’est un travail orienté uniquement envers notre bien commun.

Et après de nombreuses années à travailler au sein de Protec-terre, Hubert Lavallée s’avance : « il y a environ 2 millions d’hectares de terres agricoles au Québec, on aurait les moyens de toutes les protéger. Ça couterait quelques milliards, mais des milliards sont mis ici et là, il s’agit donc d’un choix budgétaire. La population et le gouvernement pourraient préserver la ressource et la retirer entièrement du marché. Est-ce qu’il n’est pas temps qu’on se donne les moyens de faire ça comme choix de société? Une affirmation qui fait rêver et serait sans aucun doute le signe d’une société extrêmement évoluée.

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